C'est chaud dans la
Revue Méninge #04. Le thème : INTIMITÉ.
En images, en poèmes et en nouvelles courtes.
Dont celle-ci.
Angélique
au rocher
|
D'après André-François Truphème |
Moi, je suis un homme que tout a
quitté. Mes parents, très tôt. Mon talent, très vite. Ma femme,
ensuite. L'espoir enfin. Et pour parachever le tout, le temps
lui-même m'a abandonné.
Mais c'est mieux ainsi – la caresse
de l'ennui n'est que plus douce sans cette virilité de tout vouloir
contrôler.
L’ennui, j'en ai fait mon Odyssée.
Ma mer Égée. Je flotte à sa surface, oublié de tous, comme une
noix de coco : rempli de vide pour mieux flotter.
Alors bien sûr je ne vous mentirais
pas : pour un sculpteur qui ne sait que sculpter, pour un
artiste du maillet abonné aux défaites silencieuses et aux expos
désertes, j'aurais pu trouver pire que de finir gardien de musée.
Il existe des rivages très gris où s'échouent parfois les âmes à
rêves, après que la vague du succès se soit retirée en emportant
avec elle balbutiements de gloire, promesses d'éternité et toute
leur écume d'illusions salées.
Si de toutes ces choses d'autrefois je
ne devais en regretter qu'une, ce serait sans doute ma couronne.
C'est le nom que je donne à l'inspiration. Aux jours bénis des
premières formes – laminages et mises au carreau, mes premières
rencontres avec l'argile et le jade – elle pesait quatre tonnes, ma
couronne. Il aurait fallu plus de marbre qu'aurait pu m'offrir un
temple grec pour calmer toutes ces pulsions de beauté. Invisible
couronne de l'inspiration. Je la sentais pourtant peser de toute sa
masse diamantaire, pesante et dorée sur mon maillet et mon burin.
Main droite et main gauche, caresse et secousse. D'un simple cube de
roche, je faisais jaillir autant de nymphes que d'éphèbes, valsant
pour l'éternité dans leur étreinte de pierre. J'organisais des
orgasmes qui ne devaient jamais finir. J'étais roi.
Puis ma couronne a commencé à perdre
de ses ornements. La vie l'a allégée ; un peu comme elle fait
avec nous. De moins en moins inspiré, j'ai vu mes œuvres cesser de
faire illusion. Comme on finit par délaisser la tombe chérie, jour
après jour je me sentais plus léger, la tête désertée. Les fées
qui me parsemaient l'art sur le sommet du crâne avaient décidé de
reprendre leur couronne. Ma couronne. Un jour enfin, comme on claque
la porte derrière soi, j'ai abdiqué. Adieu, corps sculpturaux dont
je me faisais le père, bonjour le vide et la langueur des couloirs
de musée.
L'ennui-même m'abandonnant, je devins
indolent. Et puis un jour…
J'ai trouvé, dans ces labyrinthes de
fleurs fanées, le plus merveilleux des parfums. Une symphonie de
pierre taillée. Angélique au rocher, a voulu l’appeler
l'homme qui l'a un jour sculptée – qui donc était ce maître ?
Je ne me souviens même pas...
Angélique au rocher... Ma
lumineuse nue de marbre, elle éclipsait tous les Gauguin, les
Picasso et autres Renoir grossiers. Elle avait dans les yeux l'éclat
subtil de la révolte. L'insaisissable. Elle n'aurait pas pu
supporter d'autre nom que le sien. Angélique, car il ne lui
manquait que les ailes. Avec son corps comme un opéra, tout en
ovales et en lignes de fuite, avec ses jambes de déesse – et si
vous ne me croyez pas, venez donc la contempler ! –, je ne me
serais pas étonné si un jour elle avait décidé de quitter la
terre qui l'avait fait naître ; rejoindre le paradis où les
anges lui auraient sculpté un nuage en guise de socle.
Seulement, il restait la deuxième
partie de son nom... au rocher. Il ne s'envolerait pas, mon
pétale de rose enveloppé d'air pur. Angélique, enchaînée
à un tronc-rocher qui lui arrivait à la taille, avait ses deux
petites mains blanches qui glissaient – par la fenêtre de
l’immobilité – quelques signes de détresse.
Ô sculpteur d'Angélique au rocher,
cruel inventeur d'oiseaux en cage ! Si tu m'entends depuis ta
tombe lointaine, entend aussi mon misérable amour. Tu ne l'aurais
pas créée malicieuse et captive, magnifique et nue, serais-je
devenu fou à errer ainsi parmi les chefs-d’œuvre ?
Un musée, c'est toujours vide. Que
tout Grenoble s'y entasse ou qu'il n'y ait que moi et mon Angélique.
Il y a bien les tableaux : différents gribouillages que les
siècles passés ont cru judicieux de nous léguer. Moi j’errais
tant et tant parmi les statues que j'en suis devenu une. J'avais
l'infini devant mes yeux, l'éternité amarrée à un rocher qui
ressemblait à un tronc. Ce corps de femme, je lui récitais du
Baudelaire.
...
Et depuis tes pieds
frais jusqu'à tes noires tresses
Dérouler le trésor
des profondes caresses
…
Sauf que ses cheveux, comme sa peau de
mirage, n'avaient pour se vêtir qu'un blanc de nuage. Quant à ses
pieds frais que j'effleurais parfois, ils avaient la froideur de ce
rocher qui les rattachait à la terre.
Quitte à verser dans la démence,
autant y faire couler mon âme entière. Voilà ce que je me suis
dit. Sculpteur j'ai échoué, je sombrerai sculpteur. D'un dernier
frisson de désir opprimé, j'ai vomi un complot. A amours absurdes,
idées folles. Toute simple et toute gentille : l'idée d'un
enfant de cinquante-neuf ans. Sculpter une copie d'Angélique,
la remplacer dans le musée. Partir avec la vraie, n'importe où.
Très loin. Dans un pays où les musées sont des alcôves, les
rochers sont des coussins et le marbre est chair.
Je m'y attelle depuis un mois déjà,
reproduisant religieusement ses petits seins en pomme et ses hanches
de violoncelle. Je ne fais que copier mais je copie en artiste. D'un
cercueil de pierre tout en replats et en angles, naît – ou plutôt
renaît – une vierge pulpeuse aux poignets fragiles. Elle ressemble
tant à mon Angélique que les autres gardiens pourraient s'y
laisser prendre. Son propre père – ce génie ! – pourrait
s'y laisser prendre. À dire vrai, face à cette figure implorante,
là tout au fond de ma cave improvisée en atelier, moi le sculpteur
éconduit, moi l'amoureux, moi je pourrais m'y laisser prendre. Je
goûte sa peau lisse : miel. Miel et benjoin. Je replonge
aussitôt dans l'ouvrage, frénétique. Ma réplique sera parfaite.
Je laisse aller mes mains qui battent le marbre pouce après pouce.
Elles deviennent folles, mes mains,
folles et vivantes. De sculpteur je deviens amant. La pierre, c'est
de la soie et du velours. Mon Angélique est couverte de robes
chatoyantes, d'habits dentelés aux encolures coquines ; je ne
les vois même pas. Je les déchire. J'arrache son corset de marbre
et de satin. Les couleurs se mêlent, des formes électriques
s'emparent de mon regard, le martèlent comme un fer rougi. Est-elle
déjà nue comme au dernier jour, Angélique, qu'il n'y ait
plus un gramme de roche en trop, pour la vêtir ?
C'est brisé par l'étreinte que je
recule d'un pas. Il me faut l'admirer autant qu'il me faut respirer.
Stupéfaction. Ahurissement.
Incompréhension. Démence, ... Ébahissement. Et puis calme
souverain.
Ce n'est pas Angélique au rocher.
Angélique, oui elle l'est. Avec ses ailes véritables étirées
derrière elle, son sourire n'est ni malicieux ni inquiet. Non,
puisque ce sourire est reconnaissant. Brûlant même, ardent de
reconnaissance. Les yeux pleins de paillettes Angélique
brandit ses deux poignets, très hauts vers le ciel et les étoiles.
De ses bracelets pendent des chaînes rompues trois maillons plus
bas. Rompues comme moi.
Plié en deux par la fatigue, j'ai bien
failli ne pas le remarquer, le poids sur le sommet de mon crâne. Un
fardeau tout piqué de diamants, un vieil ami oublié. Un poids
de couronne.
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